mercredi 1 mai 2024

Bergamote et Garaska (Leonid Andreïev)

     Dépressif, alcoolique, suicidaire, tôt marqué par les œuvres de Schopenhauer et de von Hartmann, Leonid Nikolaïevitch Andreïev (1871-1919), qui fut brièvement avocat après avoir connu, suite à la mort de son père, la misère durant ses études de droit, est un solipsiste qui se force aux relations sociales. Jeune, il a un intense désir de célébrité, mais sur un mode étrange : il se veut le prophète de l’anéantissement. Il devint en effet très célèbre à partir de la fin du XIXe siècle. En 1903, Sophie Tolstoï l’accuse de « pornographie » pour Le gouffre et Dans le brouillard. Cela ne fait qu’accroître sa notoriété, il reçoit des messages de soutien venant de toute le Russie… Son hostilité aux bolcheviks lui vaudra par la suite, après sa mort en 1919, un long enfouissement, jusqu’au dégel khrouchtchévien… Symboliste et expressionniste, il est l’une des figures de l’Âge d’argent de la littérature russe.


     Comme souvent, on retrouve Gorki dans l’histoire d’Andreïev : anéanti par la mort — suite à la naissance de leur deuxième enfant – de sa femme Alexandra (petite-nièce du poète ukrainien Taras Chevtchenko), il va passer quelques mois, de décembre 1906 au printemps 1907 à Capri, chez Gorki. Celui-ci avait remarqué la nouvelle Bergamote et Garaska à sa parution en 1898 : il avait aidé l’auteur, l’introduisant dans le cercle littéraire « Sréda ». La façon non conventionnelle (même si Andreïev avait dit s’inspirer de Dickens) de traiter le thème du conte de Pâques avait plu à Gorki. ils se brouilleront plus tard, Andreïev ayant changé de positions politiques (après avoir été  proche des Sociaux-démocrates russes, arrêté en 1905 et avoir dû s’enfuir ensuite en Finlande), montrant de l’hostilité pour les révolutionnaires, en qui il voyait la cause de souffrances supplémentaires et de nouvelles victimes, tandis que Gorki continuait à osciller… En 1914, il prend parti contre l’Allemagne, qui représente pour lui la réaction européenne, en espérant que la chute de l’Empire allemand sera suivie de celle de l’Empire russe, et s’enthousiasme pour la révolution de février. Ensuite, horrifié par la tournure que prennent les événements, il rédige, depuis sa retraite de Finlande, des pamphlets contre les bolcheviks. Son cœur lâche en septembre 1919, sans doute une lointaine conséquence de sa tentative de suicide de 1894. Entretemps, il s’était remarié et avait continué à écrire sans relâche, produisant notamment en 1908 son œuvre la plus connue, L’Histoire des sept pendus [https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221016/histoire-des-sept-pendus-leonid-andreiev}.


     Auteur de nouvelles, de romans, de pièces de théâtre, il s’intéressa à la photographie et au cinéma, participant à la réalisation de films tirés de ses propres œuvres.




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     Il eût été injuste de dire que la nature n’avait pas épargné Ivan Akindinytch1 Bergamotov, sergent de ville portant la plaque n° 20 au poste de police, et appelé tout simplement « Bergamote ». En donnant ce nom à Ivan Akindinytch, les habitants du quartier de la ville d’Orel2, eux-même spirituellement appelés les Pouchkaris – les têtes fêlées – en raison de la rue Pouchkarnaïa dudit quartier, n’avaient certainement pas en vue les caractéristiques de ce fruit, tout en douceur et en délicatesse. Par son physique, « Bergamote » faisait plutôt penser à quelque mastodonte ou, plus généralement, à l’une des délicieuses créatures éteintes qui, faute de place, ont depuis longtemps quitté la surface de la terre, remplie de ces gringalets – les hommes. Grand et gros, costaud et la voix forte, Bergamote formait une silhouette se détachant bien de l’arrière-plan policier, et il eût assurément atteint des grades supérieurs si son âme, enserrée entre d’épaisses murailles, n’était pas plongée, comme les preux de légende3, dans un sommeil de conte. Passant par ses petits yeux noyés dans la graisse, les impressions extérieures ne parvenaient à son esprit qu’émoussées, affaiblies, et n’arrivaient à destination que sous la forme de vagues reflets et de faibles échos. Quelqu’un d’exigeant aurait simplement parlé, à son propos, de tas de viande ; les inspecteurs le traitaient de bûche, quoique cette bûche se montrât efficace ; pour les Pouchkaris – somme toute les plus intéressés par la question, il apparaissait comme un homme grave, posé, stable, méritant l’estime et digne de respect. Ce que Bergamote savait, il le savait pour de bon. Les instructions à l’usage des sergents de ville, un jour assimilées au prix d’une tension de tout son énorme corps, se fixaient si profondément dans sa lourde cervelle que même la plus forte des vodkas ne pouvait les en extirper. Un petit nombre de vérités, acquises par expérience, occupaient dans son esprit une place non moins inexpugnable. Quant à ce que Bergamote ne savait pas, il gardait le silence là-dessus, avec une fermeté tellement inébranlable que leur savoir faisait presque honte aux gens plus informés. Et surtout, Bergamote jouissait d’une force phénoménale, or la force était tout, rue Pouchkarnaïa. Peuplée de cordonniers, de teilleurs4 de chanvre et d’autres représentants des professions libérales, nantie de deux cabarets, cette rue consacrait ses heures de loisir, le dimanche et le lundi, à des combats homériques auxquels prenaient directement part les femmes en cheveux et débraillées, occupées à séparer les maris tandis que les marmots contemplaient avec enthousiasme la bravoure de leurs papas. Cette impétueuse vague de Pouchkaris ivres venait se fracasser, comme sur un rempart de pierre, sur l’inébranlable Bergamote, lequel empoignait deux par deux avec méthode, de ses puissants battoirs, les braillards les plus acharnés qu’il mettait lui-même « au frais5 ». Les chahuteurs se soumettaient docilement à leur sort, protestant juste pour que tout fût en règle.

     Ainsi était Bergamote sur le plan des relations extérieures. Dans le domaine de la politique intérieure, il se comportait avec la même dignité. La petite masure de guingois dans laquelle il vivait avec sa femme et ses deux enfants, cette chaumière ayant du mal à contenir la charge de son corps et tremblant de vétusté et d’appréhension lorsque Bergamote se retournait, pouvait être tranquille, sinon au sujet de son assise de bois, en tout cas quant à la solidité de sa structure familiale.  Économe et diligent, aimant à bêcher au potager pendant ses moments de loisir, Bergamotte était sévère : il employait aussi la force pour éduquer femme et enfants, se souciant moins de leurs besoins réels en matière de savoir qu’obéissant aux vagues instructions enfermées dans un recoin de sa tête volumineuse. Ce qui n’empêchait pas Maria, son épouse, femme encore jeune et jolie, d’avoir de l’estime pour son mari en tant qu’homme sobre et sérieux d’une part, et de le manœuvrer, en dépit de sa lourdeur, avec la force gracieuse dont seules sont capables les faibles femmes.

     À neuf heures passées, par une soirée tiède de printemps, Bergamote se tenait à son poste habituel, à l’angle de la rue Pouchkarnaïa et de la troisième rue Possadskaïa6. Il était de mauvaise humeur. Demain, c’était Pâques, le radieux jour de la Résurrection du Christ, les gens iraient tout de suite à l’église7, et lui devait poireauter ici jusqu’à trois heures du matin8, il pourrait alors seulement rentrer chez lui pour rompre le jeûne9. Bergamote ne ressentait pas la nécessité de prier, mais la radieuse humeur de fête répandue dans la rue inhabituellement calme et silencieuse le touchait lui aussi. Le mécontentement et l’impatience se frayaient confusément leur chemin en lui. De plus, il était affamé. Sa femme ne lui avait rien donné à manger. Il avait dû se contenter de pain émietté dans du kvas10. Son gros ventre exigeait impérieusement de la nourriture, et combien de temps lui restait-il à attendre avant de pouvoir manger gras !

     — Pouah ! cracha Bergamote après avoir suçoté sans entrain une cigarette qu’il venait de rouler. Chez lui l’attendaient d’excellentes cigarettes, cadeau d’un boutiquier du coin, mais là encore, il fallait attendre que le jeûne prit fin. 

     Bientôt apparurent, allant à l’église, les Poucharkis tout propres, l’apparence soignée, en vestons et gilets passés sur leurs chemises de laine rouges ou bleues, en longues bottes à hauts talons pointus et munies d’une quantité innombrable de replis11. Toute cette splendeur se retrouverait demain en partie sur le comptoir des cabarets12, en partie déchirée au cours d’une lutte amicale pour s’emparer de l’accordéon, mais, pour l’instant, les Poucharkis brillaient de tous leurs feux. Chacun portait avec précaution un torchon contenant des gâteaux de Pâques – paskha et koulitch13. Personne ne faisait attention à Bergamote, et celui-ci observait sans trop d’affection ses « filleuls », avec le vague pressentiment de la quantité d’allers-retours qu’il aurait à faire le lendemain pour les amener au poste. Pour l’essentiel, il les enviait de pouvoir se rendre en toute liberté à un endroit où tout serait lumière, bruit et gaieté, tandis que lui restait planté là comme un paria.

     « Devoir rester ici à cause de vous autres, ivrognes ! », ainsi résuma-t-il ses pensées, avant de cracher une nouvelle fois – il avait des tiraillements au creux de l’estomac.

     La rue devint déserte. Les cloches sonnèrent pour la messe. Ensuite retentit un joyeux carillon, qui n’avait plus rien à voir avec les sonneries de cloches lugubres du Grand Carême : ce gai carillon modulé annonçait au monde la bienheureuse nouvelle de la Résurrection du Christ. Bergamote ôta sa chapka et se signa. Il serait bientôt chez lui. Il se  réjouit en imaginant la table recouverte d’une nappe propre, les koulitchs, les œufs. En prenant son temps, il échangerait avec tous le baiser de Pâques14. On réveillerait et l’on ferait venir Vaniouchka15, qui s’empresserai de réclamer l’œuf peint qui avait été durant toute la semaine l’objet de discussions circonstanciées entre lui et sa sœur, celle-ci ayant plus d’expérience. Il ouvrirait tout grand la bouche d’étonnement devant l’œuf que lui offrirait son père, non un œuf teint à la fuchsine et déteignant vite, mais un véritable de marbre, autre présent du même boutiquier obligeant !

     « Il est amusant, ce garçon ! » s’attendrit Bergamote, sentant quelque chose de l’ordre de la tendresse paternelle monter en lui du fond de son âme. 

     Mais la quiétude du sergent de ville allait être troublée de la façon la plus basse qui soit. Au coin de la rue se firent entendre des pas hésitants et un bredouillement rauque. « Qui diable est-ce là ? » se demanda Bergamote, qui jeta un coup d’œil à l’angle de la rue et tout son être fut choqué. Garaska16 ! Il ne manquait plus que lui ! Où avait-il réussi à se saouler complètement avant l’aube, c’était son secret, mais, sans le moindre doute, il était ivre. Son comportement, énigmatique pour n’importe quel étranger au quartier, n’était que trop évident pour Bergamote, avec la science qu’il avait de l’âme des Pouchkaris et de la vile nature de Garaska en particulier. Attiré par une force irrésistible, Garaska quitta le milieu de la rue, qu’il avait l’habitude d’occuper, pour venir se coller à une palissade. S’y appuyant des deux mains et regardant le mur avec une interrogation concentrée, Garaska oscillait, rassemblant ses forces pour se colleter de nouveau à l’obstacle inattendu. Après une réflexion intense, mais de courte durée, Garaska se détacha énergiquement du mur, recula jusqu’au milieu de la rue et, faisant demi-tour d’un air décidé, il se dirigea à grands pas vers l’espace, moins infini qu’on ne le prétend, puisque limité en réalité par une foule de réverbères. Garaska entra en relations étroites avec le premier d’entre eux, qu’il étreignit amicalement et fortement. 

     « Un réverbère. Tprou17 ! » Voilà que Garaska faisait un bref compte rendu de ce qui venait de se produire. Contrairement à son habitude, il était d’humeur extrêmement bonhomme. Au lieu d’abreuver le pilier d’injures bien méritées, Garaska lui fit de doux reproches, teintés d’une certaine familiarité.

     « Arrête, imbécile, où vas-tu ? » marmonnait-il , s’écartant en vacillant du poteau pour y recoller sa poitrine l’instant d’après, manquant de peu de s’aplatir le nez contre la surface froide et humide. « Hé là, bon !… » S’étant à moitié affalé en glissant le long du poteau, Garaska parvint à se redresser et se plongea dans une méditation.

     Du haut de sa taille, une moue méprisante aux lèvres, Bergamote observait Garaska. Rue Pouchkarnaïa, personne ne l’agaçait comme cet ivrogne. À le voir, on se demandait ce qui le maintenait en vie, mais c’était lui qui faisait le plus de tapage dans le quartier. Ce n’était pas un homme, mais une plaie. Le Pouchkari ordinaire se soûlait, faisait de l’esclandre et passait la nuit au poste, mais avec une certaine distinction, tandis que Garaska faisait ses coups en douce, avec une sournoiserie caustique. On avait beau le battre jusqu’à le laisser à demi-mort et, au violon, ne rien lui donner à manger, on n’arrivait pas à faire taire cette injurieuse langue de vipère. Le bonhomme se mettait sous les fenêtres d’un citoyen parmi les plus respectables et se lançait dans de longues et offensantes invectives, sans aucune raison, comme ça, pour rien. Les domestiques et les commis se saisissaient de Garaska et le rossaient, encouragés par les gros rires des gens attroupés qui leur recommandaient de mettre plus de cœur à l’ouvrage. Quant à Bergamote, Garaska l’insultait avec un réalisme si fantastique que l’agent, sans comprendre tout le sel des bons mots de Garaska, se sentait plus vivement blessé que si on l’eût fouetté.

     Comment Garaska gagnait sa vie était l’un des mystères entourant son existence. Personne ne l’avait vu à jeun, pas même cette nounou qui s’occupe des petits enfants contusionnés, qui sentent ensuite l’alcool18 : lui n’avait pas besoin de contusions pour sentir le tord-boyaux. Garaska habitait – ou plutôt passait la nuit –, dans les potagers, au bord de la rivière19, ou sous des buissons. Ce qui l’attirait rue Pouchkarnaïa, où seuls les gens trop paresseux pour le faire ne le battaient pas, était là encore le secret de son âme insondable, en tout cas, aucun moyen employé n’avait réussi à le faire déguerpir. On le soupçonnait – non sans raisons – de chaparder à droite et à gauche, mais on n’arrivait pas à le prendre sur le fait, et on le battait juste à partir de preuves indirectes. 

     Cette fois-ci, visiblement, Garaska avait suivi une voie semée d’embûches. Les guenilles affectant de couvrir son corps décharné étaient couvertes d’une boue qui n’avait pas eu le temps de sécher. Sa figure, avec le grand nez rouge et pendouillant qui était manifestement l’une des causes de son instabilité, couverte d’une végétation verdâtre et irrégulièrement répartie, gardait les marques tangibles de relations avec l’alcool et avec le poing d’autrui. Une égratignure fraîche se voyait sur sa joue, juste sous un œil.

     Garaska était enfin parvenu à se séparer du poteau lorsqu’il remarqua la silhouette muette et majestueuse de Bergamotte. Garaska montra sa joie :

     — Bonjour, Bergamote Bergamotytch20 !… Qu’en est-il de votre précieuse santé ? 

     Il le salua de la main avec une politesse exquise mais, chancelant, s’appuya du dos au poteau, par précaution.

     — Où vas-tu ? bourdonna le sergent, la mine sombre.

     — Notre route est droite…

     — Tu t’apprêtes à voler ? Tu veux visiter le poste ? Je t’y emmène tout de suite, mon salaud.

     — Vous ne pouvez pas.

     Garaska voulait faire un geste crâne, mais s’en abstint judicieusement ; il crache et affecta de piétiner son crachat.

     — Eh bien, tu diras ça au poste ! En avant, marche ! La main puissante de Bergamote agrippa le col graisseux de Garaska, si sale et si déchiré que Bergamote n’était visiblement pas le premier à tenter d’amener Garaska sur le chemin épineux de la vertu.

     Ayant légèrement secoué l’ivrogne et imprimé à son corps la direction adéquate, ainsi qu’une certaine stabilité, Bergamote le traîna dans la direction indiquée plus haut, tel un puissant remorqueur entraînant derrière lui, à l’entrée du port, une goélette légère victime d’une avarie quelconque. Il se sentait profondément outragé : au lieu de jouir d’un repos bien mérité, devoir amener ce soûlaud au poste… Ah ! Les mains de Bergamote lui démangeaient, mais la conscience que s’en servir en un jour si glorieux était un peu malvenu le retenait.  Garaska avançait avec entrain, avec un étonnant mélange d’assurance touchant à l’insolence, et de douceur. Il avait visiblement une idée derrière la tête, dont il commença l’approche en usant de la méthode socratique :

     — Dis-moi donc, monsieur le sergent de ville, quel jour sommes-nous ?

     — Tu ferais mieux de te taire ! répondit Bergamote d’un ton méprisant. Quand je pense que tu t’es pochardé avant qu’il ne fasse jour…

     — Les cloches de Saint-Michel-l’Archange21 ont-elles sonné ?

     — Oui. Qu’est-ce que ça peut te faire?

     — Ainsi, le Christ est ressuscité ?

     — En effet.

     — Dans ce cas, permettez-moi… Garaska, qui tenait cette conversation en marchant à côté de Bergamote, se tourna résolument, faisant face au sergent.

     Intrigué par les étranges questions de Garaska, Bergamote lâcha machinalement le col graisseux de celui-ci ; perdant son point d’appui, Garaska vacilla et s’écroula sans avoir pu montrer à Bergamote l’objet qu’il venait de sortir de sa poche. Soulevant le haut de son corps en s’appuyant sur ses mains, Garaska regarda vers le bas – puis retomba face contre terre, en hurlant comme les paysannes crient devant un mort.

     Voilà Garaska qui hurlait ! Bergamote fut surpris. « Il a dû inventer une nouvelle blague », conclut-il, portant de l’intérêt à ce qui allait suivre. La suite fut que Garaska continua, sans dire un mot, à hurler comme un chien.

     — Qu’as-tu, tu es devenu fou, ou quoi ? fit Bergamote en lui donnant un petit coup de pied.

     Hurlement, toujours. Voilà Bergamote perplexe.

     — Qu’est-ce qui t’anéantit comme ça ?

     — L’œ… œuf…

     Continuant à hurler, mais un ton en-dessous, Garaska s’assit et leva en l’air sa main : elle était couverte d’une substance visqueuse à laquelle adhéraient des morceaux de coquille d’œuf peint. Toujours perplexe, Bergamote commença à sentir qu’il s’était produit un événement fâcheux.

     — Je voulais…par générosité… te souhaiter bonnes Pâques22 … un œuf, et toi… disait Garaska : ses mots jaillissaient en un torrent décousu, mais Bergamote avait compris. Ainsi, Garaska avait eu l’intention, toute chrétienne, de lui offrir un œuf pour Pâques, et lui, Bergamote, s’apprêtait à le mettre à l’ombre. ll le trimballait peut-être depuis un moment, Garaska, cet œuf à présent cassé. Et maintenant, il pleurait.

     Bergamote  imagina l’œuf de marbre qu’il gardait pour Vaniouchka cassé à son tour : quel chagrin ce serait pour lui…

     — Quelle histoire ! fit-il en hochant la tête et en contemplant l’ivrogne affalé : il ressentait de la pitié pour cet homme, comme pour un frère que son propre frère eût profondément blessé.

     « Il voulait célébrer Pâques avec moi… C’est aussi une âme vivante », marmonnait le sergent, essayant, avec toute sa maladresse, de se rendre bien compte de la situation et du mélange complexe de honte et de pitié qui le tourmentait. « Et moi… au poste ! Toi alors ! »

     S’étant rudement râclé la gorge et heurtant une pierre de son sabre23, Bergamote s’accroupit  à côté de Garaska.

     — Allons… bourdonna-t-il, gêné, il n’est peut-être pas cassé ?

     — C’est ça, il n’est pas cassé, toi, c’est toute ma gueule que tu es prêt à casser. Monstre !

     — Qu’est-ce qui te prend ?

     — Ce qui me prend ? le singea Garaska. On veut être gentil avec lui, et lui… au poste ! C’était peut-être mon dernier œuf !? Cœur de pierre !

     Bergamote haletait. Les invectives de Garaska ne l’atteignaient nullement ; il ressentait au plus profond de ses tripes un malaise hésitant entre la honte et la pitié. Dans les profondeurs de son corps vigoureux, quelque chose le tourmentait avec insistance, lui vrillant les entrailles. 

     — Mais comment pourrait-on ne pas vous battre, vous autres ? demanda Garaska, s’adressant pour moitié à Garaska, pour moitié à lui-même.

     — Mais comprends donc, espèce d’épouvantantail de jardin…

     Garaska retombait visiblement dans son train-train habituel. Dans sa cervelle commençant à s’éclaircir naissait toute une perspective d’injures absolument séduisantes et de sobriquets très vexants, lorsque Bergamote, après avoir reniflé d’un air concentré, déclara d’une voix ne laissant pas le moindre doute quant à la fermeté de sa décision :

     — Viens rompre le jeûne avec moi.

     — Comme si j’avais envie d’aller chez toi, diable ventru !

     — Viens, te dis-je !

     L’étonnement de Garaska était sans bornes. S’étant laissé passivement relever, il allait, mené par la poigne de Bergamote. Et où allait-il ? Pas au poste, mais chez ce même Bergamote, et pour… y rompre le jeûne ! L’idée tentante de prendre la poudre d’escampette traversa la tête de Garaska, mais, si sa tête s’éclaircissait du fait du caractère inhabituel de sa situation, ses pieds se trouvaient dans l’état le plus pitoyable, soudés qu’ils semblaient l’un à l’autre, et incapables de reprendre leur autonomie. Et puis, Bergamote était si étrange que Garaska, pour tout dire, n’avait plus envie de s’en aller. Remuant sa langue avec difficulté, cherchant ses mots et s’embrouillant, Bergamote tantôt les exposait les instructions pour les sergents de ville, tantôt revenait à la question essentielle de savoir s’il fallait le battre et l’amener au poste, en optant pour l’affirmative, mais en même temps pour la négative.

     — Vous dites vrai, Ivan Akindinytch, impossible de ne pas nous battre, soutint Garaska en ressentant déjà une sorte de malaise : Bergamote était terriblement étrange !

     — Mais non, je ne dis pas cela mâchonna le sergent d’une langue embarrassée, comprenant visiblement encore moins que Garaska ce que débitait sa langue empâtée…

     Ils arrivèrent enfin chez Bergamote, et Garaska cessa de s’étonner. Maria commença par écarquiller les yeux à la vue de ce couple extraordinaire, mais le visage désemparé de son mari lui fit comprendre qu’il ne fallait pas le contredire, et la bonté de son cœur de femme lui montra ce qu’il y avait lieu de faire.

     Voilà Garaska, muet de stupéfaction, assis devant la table toute servie. Il a tellement honte qu’il voudrait que la terre l’engloutisse. Honte de ses guenilles, honte de ses mains sales, honte de toute sa personne, de son apparence moche d’ivrogne tout dépenaillé. Il se brûle en avalant une soupe aux choux diablement chaude et très grasse24, il en répand sur la nappe, ce qui le gêne, en dépit du fait que la maîtresse de maison fait mine, avec délicatesse, de ne rien voir, du coup il continue à tacher la nappe. Ses doigts calleux, avec les longs ongles sales que Garaska rremarque pour la première fois, tremblent de façon insupportable…

     — Ivan Akindinytch, et la petite surprise dont tu parlais, pour Vaniatka25 ? s’enquiert Maria.

     — Pas maintenant, plus tard… répond en toute hâte Bergamote. Il se brûle avec la soupe, souffle sur sa cuiller et s’essuie posément la moustache – mais à travers ce calme transparaît chez lui le même étonnement que chez Garaska.

     — Mangez, mangez, invite Maria. Guérassime… comment vous appeler, comment s’appelait votre père26 ?

     — Andreï.

     — Eh bien, mangez, Guérassime Andréitch27.

     Garaska essaye de déglutir, s’étrangle et, jetant sa cuiller, s’écroule sur la nappe, la figure collée à la tache grasse qu’il vient de faire. De sa poitrine s’échappe à nouveau ce hurlement sauvage et plaintif qui avait tant troublé Bergamote. Les mioches, qui avaient cessé de faire attention à l’invité, jettent leurs cuillers et joignent leurs voix de soprano à celle de ténor de Guéraska. Désemparé, la mine pitoyable, Bergamote regarde sa femme.

     — Allons, qu’avez-vous, reprenez-vous, Guérassime Andréitch ! dit celle-ci pour calmer leur hôte.

     — Mon patronyme… Personne ne m’a appelé par mon patronyme depuis que je suis né…



Notes


  1. Pour Akindinovitch, fils d’Akindine.
  2. Ville natale de l’auteur, ainsi que de Tourguéniev. Le terme signifie Aigle et se prononce en fait Oriol, voire Ariol.
  3. Les bogatyrs, preux des contes russes, sortes d’hercules-chevaliers combattant les forces maléfiques : Aliocha Popovitch, Dobrynia Nikititch et Ilia Mouromets.
  4. https://www.cnrtl.fr/definition/teilleur
  5. Dans le texte russe : « au coin ».
  6. Ancienne appellation, signifiant « troisième rue du quartier des commerces », à Orel.  La rue en question fut rebaptisée en 1961 « rue du major-général Pantchouk, officier dont la division libéra Orel en août 1943, la ville ayant été prise par les troupes blindées de Gudérian en octobre1941.
  7. Pour la Vigile de Pâques.
  8. Plus logiquement, le russe dit : « trois heures de la nuit ».
  9. Jeûne du Grand Carême, interdisant de manger gras.
  10. Boisson fermentée, faiblement alcoolisée.
  11. Supposition. Terme introuvable.
  12. Pour se payer à boire.
  13. Le premier est un gâteau au fromage blanc, le second une brioche.
  14. Coutume de l’Église orthodoxe.
  15. Forme affectueuse de Vania, lui-même diminutif d’Ivan.
  16. Forme dépréciative, méprisante, du prénom Guérassime.
  17. Onomatopée utilisée par les cochers pour faire arrêter les chevaux.
  18. Le passage n’est pas clair
  19. L’Oka, plus grand affluent de la Volga, passe à Orel, de même que son petit affluent, l’Orlik.
  20. Patronyme inventé, forme courte de Bergamotovitch : fils de Bergamote…
  21. Église où fut baptisé l’auteur, et qui resta pour lui un symbole important, elle lui inspira en 1900 sa nouvelle, Le Silence. 
  22. Je laisse le pluriel, mais, pour l’ Église orthodoxe, le mot est au singulier.
  23. Dont le surnom étrange est « le hareng ».
  24. On y a ajouté des bouts de viande grasse : rupture du jeûne. 
  25. Autre diminutif affectueux pour Ivan.
  26. Pour pouvoir utiliser la formule de politesse ordinaire : prénom et patronyme.
  27. Pour Andreïevitch, fils d’Andreï.

lundi 8 avril 2024

Moumou (Ivan Tourguéniev)

     Dans une rue écartée de Moscou, dans une maison grise à colonnade blanche, avec un entresol et un balcon penché, vivait autrefois une dame, une veuve entourée d’une nombreuse valetaille. Ses fils étaient fonctionnaires à Pétersbourg, ses filles s’étaient mariées ; elle sortait rarement de chez elle, et vivait  dans la solitude les dernières années de sa vieillesse avare et ennuyeuse. Le cœur de son existence, sans bonheur et sans joie, était passé depuis longtemps ; mais le soir de sa vie était plus noir que la nuit.

     Au sein de sa valetaille, le personnage le plus notable était le concierge2 Guérassime, homme de près de deux mètres3 de haut, bâti comme un preux de légende4 et sourd-muet de naissance. La maîtresse des lieux l’avait tiré du village5 où il vivait à l’écart de ses frères, seul dans une petite izba, et passant pour le moujik le plus consciencieux qui fût. Doué d’une force extraordinaire, il travaillait comme quatre : entre ses mains, les choses se faisaient d’elles-mêmes, et c’était un plaisir de le voir labourer quand, pesant de ses énormes mains sur l’araire, ll semblait ouvrir lui-même la terre élastique,  sans l’aide de son petit cheval ; ou de le voir, à l’époque de la Saint-Pierre6, manier sa faux de façon si dévastatrice qu’il aurait pu mettre à bas un taillis entier de jeunes bouleaux ; ou encore de le voir battre le blé d’un mouvement souple et continu de son fléau de trois archines7, les muscles solides et oblongs de ses épaules se levant et s’abaissant comme des leviers. Son silence perpétuel donnait un sérieux solennel à son labeur infatigable. C’était un excellent moujik, et, sans son infortune, toutes les filles l’eussent volontiers épousé… Mais voilà qu’on avait fait venir Guérassime à Moscou, qu’on lui avait acheté des bottes, fait coudre un caftan pour l’été, et une touloupe8 pour l’hiver, qu’on lui avait mis dans les mains une pelle et un balai, et qu’on en avait fait un concierge.

     Au début, cette nouvelle existence ne lui plut pas. Il était, depuis son enfance, habitué aux travaux des champs et à la vie à la campagne. Son malheur l’ayant mis à l’écart de la société, il avait grandi, fort et muet, comme un arbre croît sur une terre fertile… Transplanté en ville, il ne comprenait pas ce qui s’était passé, s’ennuyait et demeurait perplexe, à l’instar d’un jeune taureau qu’on vient de retirer du champ où l’herbe savoureuse lui venait jusqu’au ventre, pour le faire monter dans un wagon de chemin de fer, et, tantôt dans une fumée traversée d’étincelles, tantôt dans des tourbillons de vapeur, l’emmener Dieu sait où, mais à toute allure et dans le bruyant gémissement des roues ! Dans sa nouvelle fonction, les occupations de Guérassime lui semblaient une simple plaisanterie, après les durs travaux des champs ; il en venait à bout en une demi-heure, et tantôt restait au milieu de la cour à regarder bouche bée tous les passants, comme s’il désirait obtenir d’eux la clé de l’énigme qu’était pour lui sa nouvelle situation, tantôt se mettait dans un coin et, balançant au loin pelle et balai, se jetait au sol, face contre terre, et restait ainsi des heures entières, couché sur la poitrine, immobile, comme un animal pris au piège. Mais l’homme se fait à tout, et Guérassime finit par s’habituer à son existence de citadin. Il avait peu de travail ; il devait seulement veiller à ce que la cour fût propre, faire venir deux fois par jour un tonneau contenant de l’eau, ramener et fendre du bois pour la cuisine et le chauffage de la maison, bloquer le passage aux intrus et monter la garde la nuit. Et il faut dire qu’il s’acquittait avec zèle de ses obligations : on ne voyait ni chiens ni ordures traîner dans la cour ; lorsque la rosse préposée au transport du tonneau s’embourbait quelque part, par mauvais temps, un coup d’épaule remettait en route et la charrette et le cheval ; lorsqu’il fendait le bois, sa hache tintait comme une vitre, et les bûches et les copeaux volaient de tous côtés ; quant aux intrus, ayant une nuit surpris deux voleurs, il les avait empoignés pour leur cogner la tête l’une contre l’autre, au point qu’il avait presque été inutile de les remettre à la police, et, depuis, tout le monde le respectait, aux alentours ; même dans la journée, les passants qui, loin d’être des filous, lui étaient juste inconnus, devant sa mine menaçante, faisaient de grands gestes et poussaient de grands cris, comme s’il pouvait les entendre… Il entretenait avec les autres domestiques des relations, sinon amicales – ils avaient peur de lui –, du moins de proximité : il les regardait comme les siens. Ils s’adressaient à lui par signes, il les comprenait et exécutait fidèlement ce qu’on lui ordonnait de faire, mais il connaissait aussi ses droits, et personne n’avait l’audace de s’asseoir à sa place, à la table commune. Dans l’ensemble, Guérassime était d’un tempérament grave et sévère, il aimait l’ordre en toutes choses ; jusqu’aux coqs qui, en sa présence, n’osaient pas se battre – gare à eux, autrement ! Il les attrapait par les pattes, les faisait tournoyer en l’air une dizaine de fois, avant de les jeter chacun de son côté. La basse-cour comprenait aussi des oies ; mais il est bien connu que les oies sont des volatiles graves et réfléchis ; Guerassime éprouvait pour elles de la considération, prenait soin d’elles et les nourrissait ; lui même avait l’air grave d’un jars. On lui avait attribué une chambrette au-dessus de la cuisine ; il l’avait aménagée à son goût, s’était fabriqué un lit avec des planches de chêne posées sur quatre billes de bois – un vrai lit de preux : on aurait pu poser dessus cent pouds9 sans le faire plier ; un gros coffre était placé sous le lit ; sans un angle se trouvait une petite table tout aussi solide, avec, à côté, une chaise à trois pieds trapue et massive, au point qu’il arrivait à Guérassime, en la levant de la faire tomber, ce qui le faisait sourire. Cette chambrette était fermée par un cadenas noir dont la forme rappelait celle d’un petit pain10, et dont Guérassime gardait en permanence la clé à sa ceinture. Il n’aimait pas qu’on vînt chez lui.

     Ainsi s’écoula une année, à la fin de laquelle se produisit un petit incident touchant Gérassime.

        La vieille dame qu’il servait avait conservé toutes les vieilles habitudes, et entretenait une domesticité nombreuse ; chez elle, on trouvait non seulement des blanchisseuses et des menuisiers, des couturiers et des couturières, mais même un bourrelier qui faisait aussi fonction de vétérinaire, de guérisseur pour les gens et même de soignant pour la maîtresse, et pour finir, un cordonnier nommé Kapiton Klimov, un ivrogne invétéré. Klimov se voyait comme un être offensé, dont la valeur était sous-estimée, un homme instruit, un citadin de la capitale11, que rien ne destinait à vivre, oisif, dans un coin perdu de Moscou : s’il buvait, disait-il posément lui-même, en se frappant la poitrine, c’était précisément pour noyer son chagrin. Il y eut un jour une discussion entre la patronne et son majordome Gavrila12, homme que le destin, à en juger par ses yeux jaunes et son nez de canard, avaient voué au commandement. La dame se plaignait des mœurs corrompues de Kapiton, que l’on venait la veille de retrouver dans le caniveau.

     — Voyons, Gavrila, dit-elle brusquement, ne devrions-nous pas le marier, qu’en penses-tu ? Peut-être deviendrait- il raisonnable ?

     — Pourquoi ne pas le marier, Madame13 ? C’est faisable, Madame, répondit Gavrila, ce serait même une très bonne chose, Madame.

     — Oui, seulement qui voudra bien l’épouser ?

     — Évidemment, Madame. Du reste, c’est comme Madame jugera. Il peut tout de même, pour ainsi dire, servir à quelque chose. Il vaudrait mieux le garder.

     — Il me semble que Tatiana lui plaît ?

     Gavrila fut sur le point de faire une objection, mais se contenta de serrer les lèvres.

     — Oui, allez, qu’il envoie faire sa demande à Tatiana, trancha la patronne, tout en humant avec plaisir une prise de tabac ; tu m’entends ?

     — À vos ordres, Madame, dit Gavrila, avant de s’en aller.

     Revenu dans sa chambre (elle se trouvait dans une aile de l’hôtel particulier et était très encombrée de coffres bardés de fer), Gavrila commença par dire à sa femme de déguerpir, puis s’assit près de la fenêtre, pensif. La décision inattendue de sa patronne le déconcertait visiblement. Il se leva enfin et ordonna de faire venir  Kapiton. Celui-ci parut… Mais, avant de faire part au lecteur de leur entretien, nous jugeons nécessaire de lui présenter en quelques mots cette Tatiana que devait épouser Kapiton, et pourquoi la directive de la maîtresse troublait son majordome.

     Tatiana, dont nous avons déjà mentionné l’état de blanchisseuse (du reste, elle n’était chargée, en tant que blanchisseuse habile et experte, uniquement du linge délicat), était une femme de quelque vingt-huit ans, petite, maigre, blonde, avec des grains de beauté sur la joue gauche – ce qui passe, en Russie, pour un mauvais signe : le présage d’une vie de malheurs… Tatiana ne pouvait pas se vanter de son sort. On lui menait la vie dure depuis sa prime jeunesse ; elle travaillait comme deux, sans connaître la moindre douceur ; elle était mal habillée, recevait des gages fort modiques ; elle n’avait quasiment pas de famille : en tout et pour tout, un oncle, vieil économe, laissé au village pour son inaptitude, et puis d’autres oncles, des moujiks. Elle avait été belle, mais sa beauté s’en était vite allée. Elle était d’un caractère très paisible, ou plutôt très peureux, elle éprouvait de l’indifférence à son propre égard, et redoutait terriblement les autres ; elle ne pensait qu’à finir son travail en temps et en heure, ne parlait à personne et tremblait au seul nom de sa maîtresse, bien que celle-ci n’eût presque jamais posé les yeux sur elle. Lorsque Guérassime fut ramené du village, elle fut saisie d’effroi à la vue de son énorme silhouette ; elle s’efforçait de mille façons de ne pas croiser son chemin, elle plissait même les paupières lorsqu’il lui arrivait de passer en courant non loin de lui, en se rendant à la buanderie. Au début, Guérassime ne fit guère attention à elle, puis il se mit à rire doucement d’elle lorsqu’il l’apercevait, ensuite il se mit à l’épier, et finit par ne plus la quitter des yeux. Elle lui plaisait : était-ce à cause de la douce expression de son visage, de la timidité de ses mouvements ? Allez savoir ! un jour, voilà qu’elle traversait la cour en tenant avec précaution et bien haut, de ses doigts écartés, un caftan de la maîtresse tout juste empesé… Et quelqu’un, soudain, lui attrapa le coude avec force ; elle se retourna et poussa un grand cri : Guérassime se tenait derrière elle. Riant bêtement et mugissant tendrement, il lui tendit un petit coq en pain d’épices, tout doré sur les ailes et la queue. Elle aurait bien refusé, mais il le lui fourra de force dans la main, hocha la tête et s’en alla, non sans se retourner pour mugir de nouveau quelque chose de très amical. À partir de ce jour, il ne la laissa plus en paix : où qu’elle se trouvât, il surgissait, souriait, grognait des sons inarticulés, gesticulait, sortait brusquement un ruban de son sein et le lui glissait dans la main, balayait la poussière devant ses pas. La pauvre fille ne savait plus quoi faire. Toute la maison fut bientôt au courant du manège du concierge muet ; railleries, saillies et bons mots pleuvaient sur Tatiana. On n’osait pas, cependant, se moquer de Guérassime, lequel n’aimait pas trop les plaisanteries ; et, en sa présence, on la laissait tranquille. Bon gré, mal gré, le jeune fille se retrouva sous sa protection. Comme tous les sourds-muets, il était très perspicace et savait quand on se moquait de lui ou d’elle. Un jour, lors du repas, la lingère qui avait autorité sur Tatiana se mit à la harceler au point que la pauvre fille ne savait plus où se mettre, et qu’elle en pleurait presque. Guérassime se leva soudain, tendit son énorme pogne, et l’appliqua sur la tête de la lingère en la regardant avec une telle sombre férocité que l’autre se courba complètement, le nez sur la table. Tout le monde se tut. Guérassime reprit sa cuiller et se remit à manger sa soupe aux choux. « En voilà un homme des bois, ce diable de muet ! » murmuraient les convives, tandis que la lingère se levait et s’en allait à la chambre des servantes. Une autre fois, ayant remarqué que Kapiton, le Kapiton dont il vient d’être question, papotait trop aimablement et trop librement avec Tatiana, Guérassime lui fit, du doigt, signe d’approcher, l’emmena au hangar aux charrettes et là, attrapant par un bout un timon se trouvant dans un coin, le menaça sans insister, mais de façon très significative. Dès lors, plus personne ne s’avisa de bavarder avec Tatiana. Et il s’en tirait à chaque fois sans ennuis. Certes, la lingère,  tombée en pâmoison dès son arrivée à la chambre des bonnes, avait eu la présence d’esprit de trouver moyen d’informer le jour même la maîtresse de la conduite grossière de Guérassime ; mais la vieille fantasque ne fit qu’en rire, vexant terriblement la lingère en lui faisant répéter à plusieurs reprises la façon dont « Il a posé sa lourde patte sur toi », et le lendemain, elle fit donner un rouble à Guérassime. Elle se montrait bienveillante envers ce gardien sûr et vigoureux. Guérassime craignait sa justice, mais comptait cependant sur sa clémence, et se préparait déjà à venir lui demander la permission14 d’épouser Tatiana. Il attendait seulement le nouveau caftan que lui avait promis le majordome, afin de se montrer dans une tenue correcte à la maîtresse, et c’est juste à ce moment-là que la maîtresse en question avait eu l’idée de donner Tatiana en mariage à Kapiton.

     Le lecteur comprendra aisément, à présent, ce qui causait le trouble ayant saisi Gavrila après sa discussion avec sa patronne. « Madame, songeait-il, assis près de la fenêtre, est bien disposée envers Guérassime (le sachant très bien, Gavrila lui témoignait lui-même de la bienveillance), mais ce dernier reste tout de même une créature privée de la parole ; il faudrait peut-être dire à Madame que Guérassime fait la cour à Tatiana. Mais, en toute justice, quelle sorte de mari pouvait-il faire ? D’un autre côté, que le Seigneur me pardonne, lorsque l’homme des bois apprendra qu’on donne Tatiana comme épouse à Kapiton, il va tout casser dans la baraque, aie donc ! Allez donc faire entendre raison à un pareil diable ! Je pèche en disant cela, pécheur que je suis… mais c’est vrai ! »

     L’arrivée de Kapiton interrompit le cours des pensées de Gavrila. Le cordonnier irréfléchi entra, se mit les mains derrière le dos et s’appuya avec nonchalance contre une saillie du mur à l’angle près de la porte, croisa sa jambe droite sur la gauche et secoua la tête, de l’air de dire : « Me voici. C’est à quel sujet ? »

     Gavrila considéra Kapiton et tambourina des doigts sur le jambage de la fenêtre. Kapiton se contenta de plisser légèrement ses yeux d’étain, sans les baisser, il eut même un petit sourire et passa la main dans ses cheveux filasse, qui se hérissaient en tous sens. Semblant toujours dire : « C’est moi, quoi. Qu’as-tu à me zyeuter ? »

     — Tu es beau, jeta Gavrila, qui se tut quelques instants. Tu es beau, pas à dire !

     Kapiton haussa juste un peu les épaules, se disant : « Tu te crois plus joli ? » 

     — Non, mais regarde-toi un peu, regarde-toi, poursuivit Gavrila d’un ton de reproche, enfin, à quoi ressembles-tu ?

     Kapiton promena tranquillement son regard sur son surtout râpé et taché, son pantalon tout rapiécé, porta une attention particulière à ses bottes trouées, notamment à la pointe de celle sur laquelle s’appuyait avec tant d’élégance sa jambe droite, avant de fixer de nouveau des yeux le majordome.

     — Et alors, monsieur ?

     — Et alors, monsieur ? répéta Gavrila. Et alors, monsieur ? Tu te permets en plus de dire : « Et alors, monsieur ? » Tu ressembles à un démon, je pèche en disant cela, pécheur que je suis, mais c’est bien à ça que tu ressembles.

     Kapiton clignait rapidement des yeux.

     « Jurez tant que vous voulez, Gavrila Andréitch », se disait-il.

     — Tu étais encore saoul, hein ? fit Gavrila. Tu t’es encore saoulé, hein ? Réponds donc.

     — La faiblesse de ma santé m’a en effet conduit à m’exposer à la boisson, répliqua Kapiton.

     — La faiblesse de ta santé !… Tu n’es pas assez puni, oui ; et on t’a envoyé en apprentissage à Piter… On peut dire que tu as beaucoup appris ! Tu ne gagnes pas le pain que tu manges.

     — Dans ce cas, Gavrila Andréitch, le Seigneur est mon seul juge, et personne d’autre. Lui seul sait quel être je suis en ce bas monde, et si je ne gagne pas le pain que je mange. Et, pour ce qui est de s’être saoulé, un autre que moi est davantage coupable : un camarade qui m’a débauché, avant de s’esquiver, de filer, quoi, et moi…

     — Et toi, mon coco, tu es resté dans la rue. Tête folle que tu es ! Bon, il ne s’agit pas de ça, reprit le majordome. Voilà. Madame… il se tut quelques instants. Madame désire te voir marié. Tu entends ? Elle16 pense que le mariage te mettra du plomb dans la cervelle. Tu piges ?

     — Oui monsieur, ça n’a rien de sorcier.

     — Bon. À mon avis, il vaudrait mieux te serrer la vis. Mais enfin, c’est l’affaire de Madame. Alors ? Tu es d’accord ?

     Kapiton eut un large sourire.

     — Le mariage est bénéfique à l’homme, Gavrila Andréitch ; ce sera, de mon côté, avec grand plaisir.

     — Bien, bien, répliqua Gavrila, pensant en son for intérieur : « Pas à dire, ce gaillard s’exprime bien. » — Seulement, reprit-il tout haut, Madame t’a trouvé une fiancée qui pose problème.

     — Qui est-ce, si vous me permettez la question ?

     — Tatiana.

     — Tatiana ?

     Kapiton écarquilla les yeux et s’écarta du mur.

     — Qu’as-tu à t’alarmer ? Alors quoi, tu ne la trouves pas à ton goût ?

     — Il ne s’agit pas de ça, Gavrila Andréitch ! Y a rien à dire sur la jeune fille, elle est travailleuse, paisible… Mais vous savez bien vous-même, Gavrila Andréitch, que cet homme des bois, cet épouvantail des steppes lui court après…

     — Je sais, mon vieux, je le sais bien, l’interrompit avec dépit le majordome ; seulement…

     — De grâce, Gavrila Andréitch ! Il va me tuer, m’écraser comme une mouche ; voyez un peu ses bras, on dirait ceux de Minine et Pojarski17. Il est sourd, alors il tape comme un sourd, sans rien entendre ! Il agite ses poings comme un qui rêverait. Et pas moyen de le calmer ; pourquoi ? mais parce qu’il est sourd, vous le savez bien, Gavrila Andréitch, et en plus, il est bête comme ses pieds. Enfin, c’est une bête sauvage, une idole de pierre, Gavrila Andréitch, pire que ça… un arbre ; pourquoi faut-il maintenant qu’il me fasse souffrir ? Certes, je me fiche de tout, à présent : je suis un loqueteux crasseux et habitué à tout, un vrai pot de Kolomna ; mais je suis tout de même un homme, et non pas pour de bon un pot insignifiant.

     — Je suis au courant, épargne-moi le tableau…

     Seigneur mon Dieu ! reprit avec ardeur le cordonnier, quand verrai-je la fin de tout cela ? Quand, Seigneur ? Éternel malheureux que je suis ! Quelle destinée que la mienne ! Battu, dans mes tendres années, par mon patron allemand ; battu, dans ma jeunesse, par mes camarades , et maintenant, homme d’âge mûr, j’en arrive à ça…

     — En voilà une âme de filasse ! dit Gavrila. C’est bientôt fini, ces discours ?

     — Vous y allez fort, Gavrila Andréitch ! Ce ne sont pas les coups que je redoute. Qu’un maître me punisse entre quatre murs et me salue en public, je reste un homme, mais si je dois… si ce…

     — Bon, fiche-moi le camp, l’interrompit impatiemment Gavrila.

     Kapiton tourna les talons et s’en alla.

     Même dans les pires situations, son éloquence ne l’abandonnait pas.

     Le majordome marcha de long en large dans la pièce.

     — Eh bien, faites venir Tatiana, finit-il par dire.

     Quelques instants plus tard, Tatiana entra sans faire de bruit et s’arrêta sur le seuil. 

     — Que désirez-vous, Gavrila Andréitch ? demanda-t-elle doucement.

     Le majordome la dévisagea.

     — Eh bien, Tanioucha19, dit-il, tu veux te marier ? Madame t’a trouvé un fiancé.

     — Entendu, Gavrila Andréitch. Et qui Madame m’a-t-elle choisi pour fiancé ? ajouta-t-elle, perplexe.

     — Kapiton, le cordonnier.

     — Entendu, monsieur.

     — L’homme est un écervelé, c’est un fait. Mais Madame, en l’occurrence, compte sur toi.

     — Entendu, monsieur.

     — L’ennui, c’est l’autre sourdingue, Garasska20, qui te fait la cour. Comment t’y es-tu prise pour ensorceler cet ours ? Un ours qui pourrait bien te tuer…

     — Il me tuera, Gavrila Andréitch, il me tuera, c’est certain.

     — Il te tuera… Bon, ça, nous le verrons. Tu as une drôle de façon de dire : « Il me tuera ! » Tu penses donc qu’il a le droit de te tuer ?

     — Je ne sais pas, Gavrila Andréitch, s’il a le droit ou pas.

     — Toi alors ! Tout de même, tu ne lui as pas fait de promesses, hein…

     — De quoi parlez-vous, monsieur ?

     Le majordome se tut et songea : « Quelle âme soumise ! » — Bien, reprit-il, nous en reparlerons, Taniouchka, tu peux disposer ; tu es une fille très humble, à ce que je vois.

     Tatiana tourna les talons, s’appuya un peu au linteau et s’en alla.

     « Peut-être que demain, Madame aura oublié ce mariage, se dit le majordome ; qu’ai-je à m’inquiéter ? L’autre faiseur d’histoires, on lui liera les mains : en cas de besoin, la police lui montrera qu’il faut rester à sa place… » — Oustinia Fiodorovna ! cria-t-il à sa femme, apportez-moi donc le samovar, ma respectable épouse…

     De toute la journée ou presque, Tatiana ne sortit pas de la buanderie. Elle commença par pleurer, puis essuya ses larmes et se remit au travail. Jusque tard dans la nuit, Kapiton resta au cabaret en compagnie d’un ami à l’air morose, auquel il raconta en détail sa vie à Piter chez un maître qui avait tout pour lui et qui était très correct, à ceci près qu’il avait un gros penchant pour la bouteille et aimait à la folie le beau sexe… Son compagnon morose se contentait d’opiner du bonnet, mais lorsque Kapiton annonça finalement que les circonstances allaient l’amener à se suicider le lendemain, le compagnon morose fit observer qu’il était temps d’aller dormir. Ils se séparèrent dans un silence grossier.

     Cependant, les espoirs de Gavrila furent déçus. Sa maîtresse prit tellement à cœur le mariage de Kapitonov qu’elle ne faisait qu’en parler, la nuit, à l’une de ses dames de compagnie, préposée aux insomnies de la dame, laquelle, à l’instar d’un cocher de fiacre de nuit, dormait dans la journée. Lorsque Gavrila entra chez elle le matin après le thé, pour lui faire son rapport, la première question qu’elle lui posa fut : « Eh bien, notre mariage avance-t-il ? » Il répondit bien entendu que les choses allaient pour le mieux, et que Kapiton viendrait la saluer et la remercier le jour même. La barynia21 se sentait un peu patraque et ne consacra que peu de temps aux affaires courantes. le majordome revint chez lui et y convoqua un Conseil. L’affaire demandait un examen particulièrement attentif. Tatiana, bien sûr, ne faisait pas d’objections, mais Kapiton déclarait bien haut qu’il n’avait qu’une tête, pas deux, ni trois…  Guérassime épiait tout le monde d’un œil sévère, sans quitter le perron des servantes, il semblait se douter qu’il se tramait contre lui un mauvais coup. Les membres du Conseil (au nombre desquels on comptait le vieux buffetier surnommé le père22 La Queue, dont tout le monde attendait l’avis avec beaucoup de respect, bien qu’on ne l’entendît jamais sortir autre chose que des : « Voilà, c’est ça, oui, oui, oui ») commencèrent, à tout hasard et comme mesure de sécurité, par enfermer Kapiton dans le cagibi contenant la machine filtrant l’eau et se mirent à se casser la tête. Évidemment, il était facile de recourir à la force ; mais il en résulterait – Dieu nous en préserve ! – du raffut, la maîtresse s’inquiéterait : mauvais !  Que faire ? À force de se creuser la cervelle, on finit par trouver. On avait remarqué plus d’une fois que Guérassime ne supportait pas les ivrognes… Lorsqu’il était de faction, assis près du portail, et que passait, le pas incertain, la visière de la casquette sur l’oreille, quelque soûlaud, il se détournait avec dégoût. On résolut d’apprendre à feindre l’ivresse à Tatiana, dans le dessein de la faire passer, vacillante et titubante, à côté de Guérassime. La pauvre fille refusa longuement, mais on réussit à la convaincre ; elle se rendait compte elle-même, du reste, que c’était la seule manière, pour elle, de se défaire de son adorateur. Elle accepta. On fit sortir Kapiton du cagibi : l’affaire le concernait tout de même aussi.  Guérassime était assis sur une borne23 près du portail et enfonçait à petits coups sa pelle dans la terre… On le guettait de tous les coins et de dessous tous les stores baissés, aux fenêtres… 

     La ruse réussit pleinement. À la vue de Tatiana, il commença, comme à l’accoutumée, par lui adresser un signe de tête accompagné d’un beuglement affectueux ; puis il la regarda plus attentivement, lâcha sa pelle, se mit d’un bond sur ses pieds, s’approcha d’elle, approcha son visage de celui de Tatiana… La peur la fit chanceler davantage et fermer les yeux… Il lui attrapa le bras, lui fit traverser la cour en courant et, entré avec elle dans la pièce où se tenait le Conseil, la jeta carrément sur Kapiton. Tatiana était plus morte que vive… Guérassime se tint là quelques instants, la regarda, fit un geste de dépit et de renoncement et revint à pas lourds dans sa chambrette… Il n’en sortit pas pendant vingt-quatre heures. Le postillon Antipka raconta par la suite qu’il avait vu, à travers une fente de la cloison, Guérassime, assis sur son lit, les mains sur les joues, chanter doucement, en cadence, en mugissant de temps à autre : il chantait, c’est-à-dire qu’il se balançait, fermait les yeux et secouait la tête comme le font les cochers ou les haleurs lorsqu’ils entonnent leurs chants mélancoliques. Angoissé par ce spectacle, Antipka s’était écarté de la fente. Lorsque, le lendemain, Guérassime sortit de sa chambre, on ne voyait chez lui aucun changement notable. Il était seulement encore plus morose, et n’accordait pas la moindre attention à Tatiana, pas plus qu’à Kapiton. le même soir, ces deux-là allèrent, des oies sous les bras24, voir la maîtresse, et ils se marièrent la semaine suivante. Le jour de la noce, Guérassime ne modifia en rien sa conduite ; il revint seulement de la rivière sans rapporter d’eau : il avait trouvé moyen de briser le tonneau en chemin ; la nuit venue, il étrilla et bouchonna son cheval avec une telle ardeur que ce dernier chancela comme un brin d’herbe en plein vent, oscillant d’un pied sur l’autre sous la poigne de fer de son maître.

     Tout cela avait eu lieu au printemps. Une autre année s’écoula, au cours de laquelle Kapiton devint sans retour un ivrogne accompli, et fut expédié, en tant que bon à rien, au fin fond de la province, dans un lointain village appartenant à sa maîtresse – sa femme étant du même convoi que lui. Le jour du départ, il commença par faire le fier et assura que, où qu’on l’envoyât, fût-ce au diable vauvert25, il survivrait ; mais ensuite, il perdit courage, se mit à se plaindre qu’on l’envoyât chez des sauvages, et finit par perdre toute force, au point de ne plus arriver à mettre sa chapka : une âme charitable la lui enfonça sur le front, en ramenant d’une pichenette la visière vers le haut. Quand tout fut prêt et que les moujiks eurent les rênes en mains, attendant seulement le signal « Sous la protection de Dieu ! »  pour partir, Guérassime sortit de sa chambrette, s’approcha de Tatiana et lui offrit en souvenir un fichu en coton rouge, qu’il avait acheté pour elle un an plus tôt. Tatiana, qui avait jusque là supporté avec une indifférence très élevée toutes les vicissitudes de son existence, ne put y tenir, versa quelques larmes et, en s’asseyant dans la télègue, échangea trois baisers chrétiens avec Guérassime. Celui-ci voulait l’accompagner jusqu’à la barrière et marcha d’abord à côté de la télègue, avant de s’arrêter soudain au gué de Crimée, d’agiter la main et de se mettre à longer la rivière.

     Cela se passait vers le soir. Il marchait lentement, en regardant l’eau. Il lui sembla brusquement voir quelque chose se débattre dans la vase près de la berge. Il se pencha et vit un petit chien blanc avec des taches noires qui, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à sortir de l’eau, se donnait du mal, glissait et tremblait de tout son corps maigre et mouillé. Guérassime jeta un coup d’œil à la malheureuse bête, l’attrapa d’une main, le fourra sur son sein et repartit chez lui à grandes enjambées. Rentré dans sa chambrette, il mit le petit animal sur sur le lit, le couvrit de son lourd manteau de bure, courut d’abord à l’écurie chercher de la paille, puis à la cuisine prendre un bol de lait. Retirant avec précautions le manteau et ayant étendu la paille, il posa le bol sur le lit. La pauvre petite chienne28 n’avait que trois semaines, ses yeux venaient à peine de s’ouvrir ; elle semblait même avoir un œil plus grand que l’autre ; elle ne savait pas encore boire dans un bol, et ne faisait que trembler et cligner des yeux. Guérassime lui attrapa délicatement la tête avec deux doigts et lui pencha le museau vers le lait. La chienne se mit soudain à boire avec avidité, tout en s’ébrouant, tremblant et s’étranglant. Guérassime l’observait, et, à force de l’observer, il se mit tout à coup à rire… Il passa la nuit à être aux petits soins pour elle, à la coucher, à l’essuyer, et il finit par s’endormir à ses côtés, d’un sommeil paisible et heureux.

     Aucune mère ne prit jamais autant soin de son enfant que Guérassime ne prit soin de sa pupille. Les premiers temps, elle était très faible, chétive et laide, mais son état s’améliora peu à peu, elle prit du poids et, quelque huit mois plus tard, grâce à la vigilante sollicitude de son sauveur, était devenue une fort jolie chienne de race espagnole aux longues oreilles, à la queue touffue en trompette et aux grands yeux expressifs. Elle était passionnément attachée à Guérassime, qu’elle ne quittait pas d’une semelle ; on la trouvait toujours derrière lui, agitant sa petite queue. Comme les sourds-muets savent que leurs mugissements attirent l’attention des autres, il l’avait appelée simplement Moumou. À la maison, tout le monde avait pris la chienne en affection, et on l’appelait de même Moumoune. Elle était extrêmement intelligente, se montrait affectueuse avec tout un chacun, mais n’aimait que Guérassime. Ce dernier l’aimait à la folie… et voyait avec déplaisir d’autres que lui la caresser : était-ce là crainte ou jalousie, il faut le demander à Dieu ! Elle le réveillait le matin en tirant sur un pan de son manteau, lui amenait, en la tirant par la bride la vieille rosse porteuse d’eau, avec laquelle elle s’entendait très bien, l’accompagnait gravement à la rivière, avait  l’œil sur ses balais et ses pelles et ne laissait personne entrer dans la chambrette. Il avait pratiqué pour elle une ouverture dans sa porte, et elle ne se sentait la patronne que dans cette chambre : une fois entrée, elle sautait avec un plaisir visible sur le lit. La nuit, elle ne dormait pas, mais n’aboyait pas sans discernement, comme le font certains chiens de garde stupides qui, assis sur leurs pattes arrière, le museau en l’air et les yeux clos, aboient d’ennui aux étoiles, trois fois de suite, le plus souvent : non, pas elle ! La voix grêle de Moumou ne résonnait jamais pour rien : c’était tantôt un étranger serrant la palissade d’un peu près, tantôt un bruit ou un froufroutement suspect s’élevant quelque part…  Bref, la chienne était une parfaite gardienne. En dehors d’elle, il y avait certes dans la cour un vieux mâtin jaune tacheté de brun, nommé Toupie30, mais on lui laissait la chaîne, même la nuit, lui-même étant si décrépit qu’il ne réclamait aucune liberté : il restait pelotonné dans sa niche, produisant de rares et rauques aboiements quasiment inaudibles, s’arrêtant aussitôt comme s’il en mesurait lui-même l’inutilité. Moumou n’avait pas accès à la demeure seigneuriale, et, lorsque Guérassime apportait du bois dans les pièces, elle restait toujours en arrière, l’attendant sur le perron avec impatience, dressant l’oreille et tournant la tête tantôt à droite, tantôt soudain à gauche, au moindre bruit derrière la porte…

     Ainsi s’écoula encore une année. Toujours concierge, Guérassime était  très satisfait de son sort, lorsque se produisit l’évènement inattendu que voici :

     Par un beau jour d’été, la maîtresse arpentait son salon avec ses dames de compagnie ; elle était de bonne humeur, riait et plaisantait ; ses courtisanes en faisaient autant, mais sans gaieté particulière : elles n’aimaient pas trop voir leur patronne d’excellente humeur, d’abord parce que la dame exigeait de leur part une joie immédiate et marquée, et se fâchait si l’une n’affichait pas un visage rayonnant ; et ensuite, parce que ces accès de gaieté ne duraient jamais bien longtemps et qu’une sombre aigreur avait tôt fait de leur succéder. Ce jour-là, elle s’était inexplicablement levée dans une heureuse disposition d’esprit ; aux cartes, elle avait sorti quatre valets : signe bénéfique, ses désirs s’accompliraient (elle se tirait toujours les cartes le matin). Ensuite, elle trouva le thé excellent, ce pour quoi la femme de chambre reçut des éloges et une pièce de dix kopecks. Un sourire mielleux à ses lèvres fripées, la dame faisait les cent pas dans le salon : elle s’approcha d’une fenêtre donnant sur un jardinet, et vit, au beau milieu d’un parterre, à l’ombre d’un rosier, Moumou en train de ronger soigneusement un os. 

     — Mon Dieu, s’écria-t-elle brusquement, qu’est-ce que c’est que ce chien ?

     La dame de compagnie ainsi interpelée se troubla, la pauvre, ressentant l’inquiétude anxieuse qui s’empare d’un subordonné lorsqu’il ne sait pas comment, au juste, interpréter l’exclamation de son supérieur.

     — Je… l’i…gnore, Madame, bredouilla-t-elle, c’est la chienne du muet, il me semble…

     — Mon Dieu ! la coupa la barynia, mais c’est une exquise petite chienne ! Qu’on me l’amène. Il l’a depuis longtemps ? Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore vue ? Qu’on me l’amène !

     La dame de compagnie se précipita dans le vestibule.

     — Holà, quelqu’un ! cria-t-elle. Amenez au plus vite Moumou ! Elle est dans le jardin.

     — Et elle s’appelle Moumou, dit la maîtresse : très joli nom.

     — Oh, très joli, Madame ! répliqua la dame de compagnie. Allons, Stepane, dépêche-toi !

     Stepane, laquais vigoureux, courut dans le jardin comme un dératé pour attraper Moumou, mais celle-ci lui échappa adroitement et, la queue relevée, et cavala ventre à terre rejoindre Guérassime qui, à ce moment, était occupé à secouer son tonneau, le tournant entre ses mains comme un jouet, un tambour d’enfant. Stepane courut après la chienne, cherchant à l’attraper aux pieds même de son maître ; mais l’agile petite bête refusa encore ces mains étrangères, et s’esquiva d’un bond. Guérassime observait ce remue-ménage, un sourire aux lèvres ; Stepane se releva, dépité, et entreprit, par signes, de lui expliquer que Madame réclamait qu’on lui amenât la chienne. Guérassime fut un peu étonné, mais appela Moumou, la souleva et la confia à Stepane. Celui-ci l’apporta au salon  et la posa sur le parquet. La barynia se mit à l’appeler d’une voix caressante. Moumou, qui ne s’était jamais trouvée dans des lieux aussi splendides, eut très peur et se jetait déjà vers la porte, mais, repoussée par le serviable Stepane, elle se serra en tremblant contre le mur.

     — Moumou, moumou, viens ici, viens voir la maîtresse, faisait la dame, viens donc, petite idiote, n’aie pas peur…

     — Viens voir la maîtresse, Moumou, reprenaient les dames de compagnie.

     Mais Moumou jetait à la ronde des regards pleins de détresse, sans bouger de sa place.

     — Apportez-lui quelque chose à manger, dit la barynia. Qu’elle est sotte ! Elle ne va pas vers sa maîtresse. De quoi a-t-elle peur ?

     — Elle n’a pas encore l’habitude, dit timidement, d’une voix attendrie, l’une des dames de compagnie.

     Stepane apporta une soucoupe pleine de lait, mais Moumou resta à trembler et à jeter les mêmes regards autour d’elle, sans même renifler le lait.

     — Ah, toi alors ! dit la barynia, qui s’approcha d’elle, se pencha et voulut la caresser, mais Moumou détourna convulsivement la tête et montra les dents. La barynia retira prestement sa main…

     Un bref silence s’ensuivit. Moumou poussa un faible gémissement, comme pour se plaindre et s’excuser… La maîtresse s’écarta en fronçant les sourcils. Le brusque mouvement de la chienne l’avait effrayée. 

     — Ah ! s’écrièrent en chœur les dames de compagnie, elle ne vous a pas mordue, au moins, Dieu nous en garde ! (Moumou n’avait jamais mordu personne.) Ah, ah !

     — Emportez-la tout de suite, dit la vieille d’une voix changée. Qu’elle est méchante, cette sale petite chienne !

     Et, se retournant lentement, elle se dirigea vers son cabinet. Les dames échangèrent entre elles des regards timides et s’apprêtaient à la suivre, mais elle s’arrêta, les regarda froidement et laissa tomber : « Je ne vous ai rien demandé », puis s’en alla.

     Les dames de compagnie firent, avec désespoir, de grands gestes à Stepane, qui attrapa la chienne et alla directement la jeter aux pieds de Guérassime ; un profond silence régna pendant une demi-heure dans la demeure, cependant que la vieille dame siègeait sur son canapé, plus sombre qu’une nuée d’orage.

     Comme il suffit parfois d’un rien pour dérégler une âme humaine, quand on y songe !

     Jusqu’au soir, la barynia resta de mauvaise humeur, ne parla à personne, ne joua pas aux cartes, et elle passa une mauvaise nuit. Elle s’imagina qu’on lui avait donné une eau de Cologne différente de celle qu’elle mettait d’ordinaire, que son oreiller sentait le savon et obligea la lingère à sentir tout son linge, bref, elle se montra très agitée, et fortement irritée. Au matin, elle fit venir Gavrila une heure plus tôt que d’habitude.

     — Dis-moi, je te prie, commença-t-elle dès que celui-ci eut franchi, non sans quelque appréhension, le seuil de son cabinet, qu’est-ce donc que ce chien qui a aboyé toute la nuit dans la cour ? Je n’ai pas pu fermer l’œil !

     — Le chien, Madame… à vrai dire, Madame… c’est peut-être celui du muet, dit-il d’une voix mal assurée.

     — Que ce soit celui du muet ou d’un autre, toujours est-il que je n’ai pas pu fermer l’œil. Et je m’étonne de cette pléthore de chiens, ici ! J’aimerais bien savoir : nous avons bien un chien de garde ?

     — Certainement, Madame. Toupie, Madame.

     — Alors, à quoi bon un autre chien ? C’est du désordre, voilà tout. Il manque un responsable, dans cette maison, décidément. Et pourquoi le muet a-t-il un chien ? Qui l’a autorisé à entretenir un chien dans ma cour ? En m’approchant hier de la fenêtre, je l’ai vue, cette bête couchée dans le jardin, elle rongeait je ne sais quelle abomination qu’elle avait ramenée, et au milieu de mes rosiers…

     La maîtresse se tut.

     — Je ne veux plus la voir, qu’elle disparaisse aujourd’hui même… tu m’entends ?

     — Oui Madame.

     — Aujourd’hui même. Tu peux disposer. Tu me feras ton rapport plus tard, on t'appellera. 

     Gavrila sortit.

     En traversant le salon, le majordome déplaça, pour le bon ordre des choses, la clochette d’une table à l’autre, moucha son nez aplati dans la salle de réception31 et passa dans le vestibule. Stepane y dormait sur un banc, image vivante d’un guerrier abattu sur le champ de bataille, ses pieds nus s’agitant à l’extérieur du surtout qui lui servait de couverture. Le majordome le secoua et lui donna à mi-voix un ordre auquel Stepane répondit moitié en bâillant, moitié en riant. Le majordome s’éloigna, et Stepane se mit d’un bond sur ses pieds, passa son caftan et mit ses bottes, sortit et s’arrêta sur le perron. Moins de cinq minutes après, Guérassime surgit, une énorme charge de bois sur le dos, en compagnie de la fidèle Moumou. (La maîtresse faisait chauffer sa chambre et son cabinet hiver comme été.) Guérassime se présenta de biais devant la porte, la poussa de l’épaule et entra dans la maison avec son fardeau. Comme d’habitude, Moumou resta à l’attendre. Ce fut à ce moment propice que Stepane fondit soudain sur elle comme un milan sur un poulet, la plaqua contre le sol de sa poitrine, la prit dans ses bras et, sans même sa casquette sur la tête, courut dehors, se jeta dans le premier fiacre venu et se fit conduire à toute allure à l’Okhotny Riad32. Là, il trouva vite un acheteur à qui il céda la chienne pour cinquante kopecks, à condition que l’acquéreur tînt la chienne attachée au moins une semaine, et revint aussitôt ; mais il sauta du fiacre avant d’arriver à la demeure seigneuriale, passa par une ruelle pour contourner la cour, sauta la clôture pour entrer dans le fond de la cour, évitant ainsi le portillon, de crainte de tomber sur Guérassime.

     Ses inquiétudes, du reste, étaient vaines : Guérassime n’était pas dans la cour. En sortant de la maison, il chercha aussitôt Moumou ; ne se rappelant pas l’avoir vue ne pas attendre son retour, il se mit à courir partout en la cherchant, en mugissant pour l’appeler… il se rua dans sa chambrette, au fenil , dans la rue, ici, là… Disparue ! Il s’adressa aux domestiques, les questionnant en leur faisant les signes les plus désespérés, en montrant une hauteur d’un demi-archine33 au-dessus du sol, en dessinant la chienne par gestes… Certains, ignorant complètement où Moumou avait pu se fourrer, secouaient la tête, d’autres, plus au courant, lui riaient au nez ; sur ce, le majordome se mit à crier d’importance sur les cochers. Guérassime s’enfuit, abandonnant la cour.

     Il commençait à faire nuit quand il rentra. Son air épuisé, sa démarche mal assurée et ses habits couverts de poussière laissaient penser qu’il avait parcouru la moitié de Moscou. Il s’arrêta en face de fenêtres de la maison seigneuriale, enveloppa du regard le perron sur lequel étaient rassemblés sept domestiques, se retourna et mugit encore une fois : « Moumou ! », mais celle-ci ne répondit pas. Il s’en alla. Tous le suivaient du regard, personne ne souriait ni ne disait mot… et le postillon Antipka raconta dans la cuisine, le lendemain matin, que le muet avait gémi toute la nuit. 

     Toute la journée suivante, Guérassime ne se montra pas, si bien que ce fut le cocher Potape qui, fort mécontent, dut aller chercher de l’eau à sa place. La maîtresse demanda à Gavrila si ses ordres avaient été exécutés, ce que confirma Gavrila. Le surlendemain, Guérassime sortit de sa chambrette et se remit au travail. Au repas, il arriva, mangea et repartit sans saluer personne. Son visage, déjà inexpressif comme celui de tous les sourds-muets, était devenu une face de pierre. Après le dîner, il ressortit de la cour, mais il revint vite et se dirigea vers le fenil. La nuit survint, avec un beau clair de lune. Guérassime était couché, poussant de profonds soupirs, se tournant et se retournant ; il se sentit soudain tiré par terre ; il frissonna de la tête aux pieds, mais ne leva pas la tête, fermant même les yeux ; mais voilà qu’on le tirait de nouveau, encore plus fort ; il sauta sur ses pieds… Devant lui, un bout de corde sur le cou, Moumou allait et venait. Sa poitrine muette exhala un cri de joie prolongé ; il serra Moumou dans ses bras ; en un instant, elle lui lécha le nez, les yeux, la barbe et la moustache… Il se tint un moment à réfléchir, sortit prudemment de la grange, jeta un coup d’œil à la ronde et, une fois convaincu que personne n’allait le voir, se glissa dans sa chambre sans encombre. Avant cela, Guérassime avait déjà deviné que Moumou ne s’était pas enfuie, mais qu’on la lui avait sans doute enlevée sur ordre de la maîtresse ; les domestiques lui avaient expliqué par gestes que sa Moumou avait montré les dents à Madame : il résolut de prendre des mesures appropriées. Il commença par donner du pain à la chienne, la caressa, l’installa, puis se mit à réfléchir : il se cassa la tête toute la nuit sur la façon de cacher Moumou. Il décida finalement de la laisser dans sa chambre pendant la journée, en passant la voir de temps en temps, et de la sortir la nuit. Il boucha avec son vieux manteau l’ouverture qu’il avait pratiquée dans la porte, et il faisait à peine jour qu’il sortit dans la cour comme si de rien n’était, gardant sur le visage (ruse innocente !) le même air affligé. Le pauvre sourd ne pouvait pas concevoir que les gémissements de Moumou allaient la trahir : effectivement, tout le monde sut bientôt, à la maison, que la chienne du muet était revenue et qu’elle restait enfermée chez lui, mais, pour leur malheur à tous les deux, et en partie, sans doute, à cause de la peur qu’il inspirait, on ne lui fit pas comprendre que son secret était éventé. Le majordome se gratta bien la nuque, puis s’en lava les mains d’un geste : « Bon, que Dieu le garde ! Peut-être que Madame n’en entendra pas parler ! » Jamais le muet ne montra plus de zèle que ce jour-là : il nettoya et ratissa toute la cour, en enleva toutes les mauvaises herbes, retira de sa propre main tous les pieux de la palissade pour vérifier leur solidité, et les replanta lui-même, bref, il se démena tant et si bien que la barynia remarqua son empressement. Durant la journée, Guérassime trouva le temps d’aller deux fois en douce voir sa recluse ; lorsque vint la nuit, il la rejoignit pour dormir dans sa chambre et non dans le fenil, et ne sortit avec elle pour la promener en plein air qu’après une heure du matin. Resté assez longtemps avec la chienne dans la cour, il se disposait à rentrer lorsqu’un frôlement se fit entendre de l'autre côté de la palissade, dans la ruelle. Moumou dressa les oreilles, grogna, s’approcha de la palissade en flairant, et se mit à aboyer fortement, de façon perçante. Un ivrogne avait eu la mauvaise idée de s’installer là pour la nuit. À ce moment, la maîtresse venait de s’endormir après une « crise de nerfs » prolongée, chose qui lui arrivait toujours après un souper trop copieux. Les aboiements soudains la réveillèrent ; elle sentit son cœur s’emballer, avant de sembler se figer. « Les filles, les filles ! » gémit-elle. Les servantes, tout effrayées, firent irruption dans sa chambre. « Ah, ah, je me meurs ! dit-elle en écartant les mains avec angoisse. Encore, encore ce chien !… Ah, envoyez chercher le docteur. Ils veulent ma mort… Le chien, encore le chien ! Ah !… » Elle laissa retomber sa tête en arrière, indice probable d’un évanouissement. On alla en vitesse chercher le docteur, c’est-à-dire son soigneur à domicile, Khariton. Ledit soigneur – dont tout l’art consistait à porter des bottes à semelles rembourrées, à savoir prendre le pouls avec délicatesse et à dormir quatorze heures par jour, passant le reste du temps à soupirer tout en administrant des gouttes de laurier-cerise à la maîtresse – accourut aussitôt, fit brûler des plumes et, quand la dame ouvrit les yeux lui promena sous le nez, sur un plateau d’argent, un petit verre avec les éternelles gouttes. La barynia recommença à se plaindre du chien, de Gavrila, de son sort de pauvre vieille abandonnée de tous, que personne ne prenait en pitié et dont tout le monde voulait la mort. Pendant ce temps, la malheureuse Moumou continuait d’aboyer, tandis que Guérassime s’efforçait vainement de l’éloigner de la clôture. « Et voilà… voilà… ça recommence… » balbutia la maîtresse en se remettant à montrer le blanc de l’œil. Le soigneur chuchota quelque chose à une femme de chambre, qui se précipita dans le vestibule, secoua Stepane, qui courut réveiller Gavrila, lequel s’emporta et ordonna d’alerter toute la maison.

     Se retournant, Guérassime vit aux fenêtres des lueurs et des ombres et, sentant le danger, il attrapa Moumou sous son bras et courut s’enfermer dans sa chambre. Quelques instants plus tard, cinq domestiques voulurent forcer sa porte, mais s’arrêtèrent devant la résistance que le verrou leur opposait. Accouru en toute hâte, Gavrila leur donna l’ordre de rester là jusqu’au matin pour monter la garde, et lui-même se précipita dans la chambre des servantes et, par l’entremise de Lioubov34 Lioubimovna, sa vieille comparse, avec qui il volait et faisait tout à la fois l’inventaire du thé, du sucre et autres épices de la maison, ordonna de faire savoir à la maîtresse que, malheureusement, la chienne était revenue, on ne savait d’où, mais que, dès le lendemain, elle ne serait plus de ce monde, en priant la barynia de leur faire à tous la grâce de ne pas se fâcher et de s’apaiser. Madame ne parut pas se calmer si tôt, de sorte que le soigneur dut en toute hâte lui donner non plus douze gouttes, mais carrément quarante gouttes de laurier-cerise : un quart d’heure plus tard, la maîtresse dormait à poings fermés, cependant que Guérassime, blême, était étendu sur son lit, serrant fortement le museau de Moumou.

     Le matin suivant, la barynia se réveilla assez tard. Gavrila attendait son réveil pour ordonner de donner l’assaut au refuge de Guérassime, et se préparait à subir les foudres de sa patronne. Mais l’orage n’éclata point. Couchée dans son lit, la dame ordonna de faire venir l’aînée de ses dames de compagnie. 

     — Lioubov Lioubimovna, fit-elle d’une petite voix douce – elle aimait parfois jouer les martyres souffrantes et abandonnées, ce qui embarrassait tout le monde à la maison –, Lioubov Lioubimovna, vous voyez dans quel état je suis ; ma chérie, allez voir Gavrila Andréitch et discutez avec lui : un chien quelconque aurait-il, pour lui, plus de prix que la tranquillité de sa maîtresse, que sa vie même ? Je ne voudrais pas le croire, ajouta-t-elle avec un air de profonde tristesse, allez, ma chérie, soyez assez bonne pour aller voir Gavrila Andréitch.

     Lioubov Lioubimovna partit vers la chambre de Gavrila. On ne sait ce qu’ils se dirent ; mais, quelque temps après, toute une troupe de domestiques traversa la cour, en direction de la chambrette de Guérassime : Gavrila marchait en tête, retenant sa casquette bien qu’il n’y eût pas de vent ; près de lui allaient les valets, et les cuisiniers ; par une fenêtre, le père La Queue dirigeait la manœuvre, c’est-à-dire qu’il ne faisait qu’écarter les bras d’un air ébahi ; l’arrière-garde se composait d’une bande de gamins — dont la moitié, ameutés pour la circonstance, venaient de l’extérieur – qui faisaient des bonds et des grimaces. Dans l’étroit escalier menant à la chambrette, se trouvait un seul garde ; les deux autres se tenaient près de la porte, armés de bâtons. On se mit à gravir les marches, tout l’escalier fut occupé. Gavrila s’approcha de la porte, la frappa du poing et cria :

     — Ouvre.

     Pour toute réponse, on entendit un faible aboiement.

     — Ouvre, on te dit ! répéta-t-il.

     — Mais, Gavrila Andréitch, observa d’en bas Stepane, il est sourd : il ne vous entend pas.

     Tout le monde se mit à rire.

     — Comment faire, alors ? répliqua d’en haut Gavrila.

     — Il avait fait un trou dans la porte, répondit Stepane. agitez un bâton à travers.

     Gavrila se pencha.

     — Il a bouché le trou avec un manteau.

     — Repoussez le manteau à l’intérieur avec un bâton.

     On entendit alors de nouveau un faible aboiement.

     La chienne donne elle-même de ses nouvelles, fit remarquer quelqu’un, et tous rirent à nouveau.

     Gavrila se gratta la tête derrière l’oreille.

     — Non, mon cher, finit-il par dire, pousse-le toi-même, le manteau.

     — Certainement !

     Et Stepane grimpa l’escalier, prit un bâton, repoussa le manteau à l’intérieur de la chambrette et se mit à agiter son bâton par l’ouverture, en disant : « Sors, sors ! » Il l’agitait encore, que la porte s’ouvrit toute grande à la volée - et toute la valetaille redégringola l’escalier, Gavrila en tête. Le père La Queue referma sa fenêtre. 

     — Bon, bon, bon, bon, criait Gavrila depuis la cour, fais attention, gare à toi !

     Guérassime se tenait sur le seuil de sa soupente, immobile. La foule se rassembla en bas de l’escalier. Les mains posées sur ses hanches, Guérassime regardait d’en haut ces petites gens en caftans allemands35 : en face d’eux, dans sa chemise rouge de paysan, il avait l’air d’un géant. Gavrila fit un pas en avant.

     — Attention, l’ami, dit-il, pas de blagues avec moi.

     Il se mit, par signes, à lui expliquer que la maîtresse réclamait impérativement sa chienne ; s’il ne la livrait pas, ça irait mal.

     Guérassime le regarda, montra la chienne, fit un geste au-dessus de son cou comme pour lui passer une corde autour et interrogea du regard le majordome.

     — Oui, répliqua celui-ci en hochant la tête, oui, immanquablement.

     Guérassime baissa les yeux, puis se secoua, montra de nouveau Moumou – laquelle, pendant tout ce temps, était restée à côté de lui en agitant innocemment la queue et en remuant les oreilles avec curiosité –, refit le geste de lui passer la corde au coup et se frappa la poitrine d’un air significatif, comme pour déclarer qu’il se chargerait lui-même de faire passer la chienne de vie à trépas.

     — Ce sont des bobards, lui répondit par gestes Gavrila.

     Guérassime le regarda, eut un sourire de mépris, se frappa la poitrine et fit claquer la porte.

     En silence, tous échangèrent des coups d’œils.

     — Qu’est-ce que cela signifie ? dit Gavrila. Il s’est enfermé ?

     — Laissez-le,  Gavrila Andréitch, déclara Stepane, il fera ce qu’il a promis. C’est vrai, il est comme ça… Lorsqu’il promet quelque chose, il s’y tient. Il n’est pas comme nous autres. Vrai de vrai.

     — Oui, répétèrent-ils tous en hochant la tête. C’est la vérité.

     Le père La Queue ouvrit sa fenêtre et dit lui aussi : « Oui ».

     — Soit, nous verrons bien, répliqua Gavrila, mais il faut maintenir la garde. Hé, toi, Iérochka ! ajouta-t-il à l’adresse d’un homme au teint pâle, en casaquin de nankin jaune, qui passait pour être jardinier, toi qui ne fiches rien, prends un bâton et reste ici, et préviens-moi en vitesse s’il arrive quoi que ce soit !

     Iérochka prit un bâton et s’assit sur la dernière marche de l’escalier. La foule se dispersa, en dehors de quelques curieux et autres gamins qui demeurèrent sur place, et Gavrila rentra chez lui et, par le truchement de Lioubov Lioubimovna, fit savoir à la maîtresse que ses ordres avaient été exécutés ; à tout hasard, il envoya le postillon chez le commissionnaire36. La dame fit un nœud à son mouchoir, y versa de l’eau de Cologne, le huma, s’en frictionna les tempes, avala du thé, et, encore sous l’influence des gouttes de laurier-cerise, se rendormit.

     Une heure après cette alerte, la porte de la chambrette s’ouvrit et Guérassime apparut. Il portait son caftan de fête ; il tenait Moumou au bout d’une corde. Iérochka s’écarta pour le laisser passer. Guérassime se dirigea vers le portail.. Les gamins et tous ceux qui étaient dans la cour le suivirent des yeux en silence. Il ne se retourna même pas, et ne mit son chapeau qu’une fois dans la rue. Gavrila dépêcha à sa suite le même Iérochka, en qualité d’observateur. Iérochka vit de loin Guérassime entrer dans un cabaret, en compagnie de la chienne, et se mit à attendre qu’il en sortît.

     Au cabaret, on connaissait Guérassime et l’on comprenait les signes qu’il faisait. Il demanda de la soupe aux choux avec de la viande et s’assit, les mains posées sur la table. Moumou se tenait près de sa chaise, le regardant tranquillement de ses petits yeux intelligents. Elle venait d’âtre brossée, et son poil brillait. On apporta la soupe à Guérassime. Il y émietta du pain, coupa la viande en petits morceaux et posa l’assiette par terre. Moumou se mit à manger avec sa délicatesse habituelle, son museau effleurant seulement la nourriture. Guérassime la regarda longuement ; deux grosses larmes perlèrent soudain à ses yeux : l’une tomba dans la soupe, l’autre sur le front incliné de la chienne. Il cacha son visage dans sa main. Moumou mangea la moitié de l’assiettée, et s’écarta en se pourléchant les babines. Guérassime se leva, paya son dû et sortit, accompagné du regard un peu perplexe du garçon. Apercevant Guérassime, Iérochka se cacha en vitesse dans un angle, se laissa dépasser et le suivit de nouveau.

     Guérassime marchait sans hâte, et tenait toujours Moumou en laisse. Au coin de la rue, il s’arrêta et parut hésiter, avant de se diriger à grands pas vers le gué de Crimée. En chemin, il entra dans la cour d’une maison à laquelle on adjoignait une aile, et en ressortit avec deux briques sous les bras. Au gué, il suivit la berge jusqu’à un endroit où se trouvaient deux barques avec des rames, amarrées à des piquets (il avait repéré cet endroit auparavant), et sauta avec Moumou dans l’une d’elles. Un petit vieillard boiteux sortit d’une hutte érigée au coin d’un potager et se mit à crier sur lui. Mais Guérassime se contenta de hocher la tête et se mit à ramer si fort, même si c’était à contre-courant, qu’il fut très vite à une distance d’une centaine de sagènes37 du vieillard, qui resta à regarder la scène en se grattant le dos, d’abord de la main gauche, puis de la droite, avant de rentrer en clopinant dans sa cabane.

     Et Guérassime ramait de plus belle. Il laissait déjà Moscou derrière lui. Le long des rives s’étendaient maintenant des près, des potagers, des champs, des bosquets, des izbas apparaissaient. Cela sentait déjà la campagne. Il jeta les rames, colla sa tête contre Moumou, assise devant lui sur une traverse sèche – le fond de la barque était plein d’eau -, et se figea, ses bras puissants croisés sur le dos de la chienne, tandis que le courant ramenait un peu la barque en arrière, vers la ville. Guérassime finit par se redresser, et il se hâta, dans une sorte d’accès de colère mêlée de souffrance, de nouer les deux briques avec la corde, de faire un nœud qu’il passa au cou de Moumou, pour soulever celle-ci au-dessus de l’eau et la regarder une dernière fois… Confiante, nullement effrayée, la chienne le regardait en agitant un peu la queue. Il détourna la tête, ferma les yeux et écarta les bras… Guérassime n’entendit rien, ni le bref glapissement que poussa Moumou en tombant, ni le lourd clapotis de l’eau ; pour lui, le jour le plus bruyant n’était que silence, davantage que ne l’est pour nous la nuit la plus paisible, et quand il rouvrit les yeux, les mêmes petites vagues couraient sur la rivière, comme à la poursuite l’une de l’autre, et elles venaient frapper les flancs de la barque, on voyait seulement, loin en arrière, vers la berge, d’étranges larges cercles.

     Aussitôt que Guérassime ne fut plus visible, Iérochka revint à la maison et rapporta ce qu’il avait vu.

     — Bien sûr, il va la noyer, fit observer Stepane. On peut être tranquille. Quand il a promis quelque chose…

     Dans le courant de la journée, personne ne vit Guérassime. Il ne mangea pas à la maison. Le soir arriva ; les gens se rassemblèrent pour le souper, sauf lui.

     — Drôle de type, ce Guérassime, piailla une grosse blanchisseuse : ça se peut-y, de perdre son temps pour un chien ?!… Tout de même !

     — Mais Guérassime était ici tantôt, s’écria Stepane en raflant une bonne portion de kacha38 avec sa cuiller ;

     — Quand ça ?

     — Il y a de ça une couple d’heures. Et comment ! Je l’ai rencontré au portail ; il s’en allait à nouveau, il sortait de la cour. J’aurais bien voulu le questionner au sujet du chien, mais il était visiblement de mauvaise humeur ; il m’a même poussé ; il voulait sans doute juste m’écarter, histoire de me dire de ne pas lui casser les pieds, mais il m’a flanqué une drôle de beigne en haut de l’échine – ouh là là ! Et Stepane se recroquevilla en riant jaune et en se frottant la nuque. — Ça, on peut dire qu’il a une bonne main, ajouta-t-il.

     Stepane fut l’objet de la risée générale, et l’on alla se coucher.

     Au même moment, sur la route de T***, cheminait avec détermination et sans s’arrêter une sorte de géant, un sac à l’épaule et un long bâton à la main. C’était Guérassime. Il rentrait chez lui, à son village natal, sans se retourner. Ayant noyé la pauvre Moumou, il avait couru à sa soupente, avait fourré quelques nippes dans une housse, y avait fait un nœud et s’était mis le tout sur l’épaule. Il avait bien observé le chemin quand on l’avait amené à Moscou ; le village d’où la maîtresse l’avait fait retirer se trouvait à vingt-cinq verstes de la grand-route. Il suivait cette dernière avec une hardiesse invincible, avec un désespoir mêlé d’une joyeuse résolution. Il marchait ; sa poitrine se dilatait ; ses yeux se portaient en avant, avec une fixité avide. Il se hâtait comme si sa vieille mère l’eût attendu au village, comme si elle l’eût appelé à la rejoindre après un long voyage à l’étranger, chez des étrangers… La nuit estivale, qui venait de tomber, était paisible et tiède ; du côté où le soleil venait de se coucher, la bordure du ciel était encore blanche, montrant aussi le dernier reflet rougeâtre du jour évanoui, tandis que, de l’autre côté montaient déjà des ténèbres grises, mêlées de bleu sombre. La nuit venait de ce côté-là. Les cailles s’égosillaient par centaines aux alentours, les râles s’interpellaient à qui mieux mieux… Guérassime ne pouvait les entendre, pas plus qu’il ne pouvait entendre le délicat bruissement nocturne des arbres devant lesquels passaient ses jambes solides, mais il sentait l’odeur familière du seigle achevant de mûrir, qui montait à plaisir des champs sombres, il sentait le vent – le vent de sa terre natale – venir à sa rencontre et lui caresser le visage, jouer dans ses cheveux et sa barbe ; il voyait devant lui la route qui blanchissait, la route qui le ramenait chez lui, comme une flèche ; il voyait au ciel les étoiles sans nombre lui éclairer le chemin, et il avançait comme un lion, avec force et vivacité, si bien qu’il y avait déjà, entre lui et Moscou, trente-cinq verstes lorsque le soleil levant vint illuminer de ses rayons rouges  et moites le gaillard en route depuis si peu de temps…

     Deux jours plus tard, il était revenu à la maison, dans sa petite izba, au grand étonnement de la femme de soldat qu’on y avait installée. Ayant récité une courte prière devant les icônes, il alla voir le staroste39. Celui-ci commença par s’étonner ; mais la fenaison commençait tout juste ; on mit aussitôt une faux entre les mains de Guerassime – dont on connaissait la valeur au travail –, et il s’en alla faucher à l’ancienne, laissant pantois les moujiks observant ses coups de faux et de râteau…

     Cependant, à Moscou, le lendemain de la fuite de Guérassime, on se mit à le chercher. On alla dans sa chambrette, qu’on fouilla, et l’on prévint Gavrila. Ce dernier vint voir, haussa les épaules et décréta que le muet s’était enfui, ou qu’il s’était noyé volontairement avec son idiote de chienne. La police fut informée, de même que la barynia. Celle-ci se mit en colère, versa des larmes, ordonna de retrouver le muet coûte que coûte, en soutenant qu’elle n’avait donné l’ordre de mettre à mort le chien : elle secoua tant les puces à Gavrila que celui-ci ne fit, toute la journée que dire : « Eh bien ! », en hochant la tête. La nouvelle de la présence de Guérassime parvint enfin du village. La maîtresse se calma un peu ; son premier mouvement fut pour exiger qu’on ramenât immédiatement le muet à Moscou, puis elle annonça n’avoir nul besoin d’un pareil ingrat. Du reste, elle mourut peu de temps après ; et ses héritiers ne se soucièrent pas de Guérassime : ils mirent en liberté tous les domestiques de la vieille dame, en faisant des serfs à redevance40. 

     Guérassime vit encore, solitaire et sans terre, dans son izba ; il est toujours valide et costaud, et travaille toujours comme quatre, posément, l'air grave. Mais ses voisins ont remarqué que, depuis son retour de Moscou, il a cessé toutes relations avec les femmes, il ne les regarde même plus, et l’on ne voit nul chien chez lui. « D’ailleurs, raisonnent les moujiks, c’est une chance, pour lui, de pouvoir se passer de femme ; quant au chien — à quoi lui servirait-il ? Quel voleur oserait pénétrer chez lui ? » Ainsi va la rumeur au sujet de la force du muet, tout pareille à celle des preux de légende. 



Notes


  1. Ce texte, célèbre en Russie, parut dans la revue Le Contemporain en 1854. 
  2. Le terme désigne un domestique spécialement chargé de l’entretien de la cour.
  3. Le texte dit seulement : « de douze verchoks de haut », ce qui est absurde, car cela donne seulement une cinquantaine de centimètres. Mais on trouve une remarque à ce sujet en russe : à cette époque, il faut prendre comme base des tailles deux archines, c’est-à-dire 1,40m. Soit au total dans les 1,95m…
  4. Un bogatyr des contes russes, tel Aliocha Popovitch, Ilia Mouromets ou Dobrynia Nikititch.
  5. La dame est bien sûr la propriétaire du village. Le moujik herculéen lui appartient, c’est l’une de ses âmes.
  6. Saints-Pierre-et-Paul, fin juin dans l’ancien calendrier.
  7. Plus de deux mètres : l’archine mesurait 0,71 m.
  8. Veste ou manteau en peau de mouton retournée : le terme est passé en français.
  9. Le poud faisait plus de seize kilos.
  10. Le terme russe est kalatch, qui se traduit par : « petit pain en forme de cadenas »…
  11. Saint-Pétersbourg. J’ai lu que Pierre le Grand affectionnait la forme hollandaise Pieter
  12. Déformation populaire de Gavriil (Gabriel).
  13. Juste indiqué par l’enclitique sifflée accolée au mot « marier ». De même dans la suite.
  14. Indispensable, car Guérassime est un serf…
  15. Pour Andreïevitch, fils d’Andreï.
  16. Avec un pluriel de déférence dans le texte russe. 
  17. Dans le groupe en bronze érigé à Moscou à la mémoire de ces deux personnages :                              https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouzma_Minine ;  https://fr.wikipedia.org/wiki/Dmitri_Pojarski
  18. Ville au sud-est de Moscou.
  19. Le prénom est Tatiana, Tania et Tanioucha sont des diminutifs.
  20. Diminutif de Guérassime.
  21. Dame, maîtresse, patronne, propriétaire. C’est le féminin du terme classique barine. Le texte russe l’emploie depuis le début du récit, j’ai voulu varier un peu.
  22. en russe : l’oncle.
  23. Ces bornes, qui devinrent plus tard des boîtes aux lettres servirent longtemps de protection contre les équipages fous et les cochers ayant fait le plein…
  24. Offrande traditionnelle pour que la maîtresse leur accorde sa permission et sa bénédiction.
  25. En fait, l’expression russe est ici plus étrange : « là où les paysannes lavent les chemises et accrochent leurs battoirs au ciel »…
  26. Charrette assez rudimentaire.
  27. Sur la Moskova.
  28. Une incise le précise un peu plus loin dans le texte.
  29. Moumounia dans le texte russe.
  30. Le nom est masculin en russe. On peut dire toton, mais c’est moins joli…
  31. Qu’on peut encore appeler « le grand salon », l’autre devenant « le petit salon ».
  32. Grand marché de Moscou où, depuis le XVIIe siècle, se vendaient du gibier et des articles pour la chasse.
  33. Soit 0,35 m.
  34. Ce prénom signifie « Amour ». Lioubimovna est un patronyme : fille de Lioubim (Aimé).
  35. Terme génériques pour : « européens ».
  36. Homme à tout faire qu’on expédie remplir différentes missions.
  37. C’est-à-dire de plus de deux cent mètres.
  38. Bouillie de céréales.
  39. L’Ancien, le doyen du village.
  40. Le travail que fournissait le serf sur le domaine seigneurial était alors remplacé par la redevance, impôt en nature ou en argent. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_6_421690